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Simone Weil et la mathématique (suite): la sphère et la croix

suite de :

Simone Weil et la mathématique

à propos de la note si dense et si belle de Laurent Lafforgue:

http://www.ihes.fr/~lafforgue/textes/SimoneWeilMathematique.pdf

Voici un lien sur “l’exercice d’admiration” de Laurent Lafforgue envers Simone Weil :

http://porte-cierge.blogspot.fr/2012/11/lafforgue-et-simone-weil.html

et voici un lien sur un texte peu lu de Simone Weil : “Commentaires de textes pythagoriciens” :

Simone Weil, Commentaires de textes pythagoriciens

Lorsque Simone Weil appelle, au début des années 40, à une sorte d’ascèse de la connaissance en remettant brutalement en question le bien-fondé de l’accumulation des savoirs, elle ne suit pas seulement Pascal et sa critique de la libido sciendi, mais aussi Brunschvicg et son appel à une nécessaire “cure d’amaigrissement” de l’esprit. Malgré leur opposition, l’enseignement du Maître ne pouvait pas ne pas infliencer même à son insu le développement philosophique de Simone Weil.

Elle s’oppose aussi à l’esprit d’encyclopédie, entassement de connaissances non unifiées, comme le fait la mathesis universalis en tant que savoir absolu, vision panoramique “à partir du haut” plutôt que promenade parmi la plaine des détails factuels voir :

Mathesis universalis et totalité

Et lorsqu’elle dit, moins d’un an avant sa mort (page 2 de l’article de Lafforgue):

Dieu seul veut qu’on s’intéresse à lui et absolument rien d’autre. Que faut il en conclure concernant la multitude des choses intéressantes qui ne parlent pas de Dieu ? faut il en conclure que ce sont des pièges du démon ?

il me semble que nous rencontrons là un “habillage religieux” pour une thèse philosophique platonicienne qui n’est pas très éloignée de celles de Brunschvicg, j’ai mis en gras les mots significatifs que nous pouvons interpréter philosophiquement, à la lumière de ce que nous avons dit ici sur l’ontologie et l’hénologie:

“Dieu seul” désigne l’Un, la Valeur, idée platonicienne de l’Un-Bien “au delà de l’être” c’est à dire au delà du multiple pur des étants, de l’ontologie.

“Absolument rien d’autre”  et “la multitude” désignent  la même chose, à savoir l’Etre comme multiple, les étants, ce à quoi manque la Valeur qui est conférée par l’Esprit dans sa tâche d’unification qui est la

mathesis universalis οντοποσοφια ou μαθεσις universalis οντοποσοφια

“intéressantes” vise la “libido sciendi”, introduction de l’Eros-Ἔρως du plan vital dans le plan spirituel du νους (“intelligence” au sens de Brunschvicg) et de l’ αγαπη (“absolu désintéressement de l’amour” obtenu par l’expansion infinie de l’intelligence qui culmine dans la “vue du dieu des philosophes et des savants aperçu par la Raison désinteressée, surmontant le plan vital dans la liberté créatrice de la Conscience”.

“démon” désigne la mauvaise orientation : de la lumière vers l’ombre, du plan de l’idée vers le plan vital des pulsions et désirs.

Nous pouvons donc me semble t’il rephraser en nos propres termes:

“Lmathesis universalis οντοποσοφια ou μαθεσις universalis οντοποσοφια, transfiguration de la connaissance en tant que rupture avec l’esprit encyclopédique ou utilitaire, consiste à passer de l’être comme multiple de l’ontologie ensembliste  au savoir comme unification qui est acheminement de l’âme vers l’Un-Bien, et donc à progresser vers l’absolu désintéressement de l’amour par l’expansion infinie de l’intelligence”

ce qui pourrait être notre programme de travail.

Laurent Lafforgue analyse ensuite la relation (complexe) de Simone Weil à la mathématique en trois coups de projecteurs résumés par trois mots :

algèbre, obéissance, contradiction

Nous avons déjà vu précédemment que Simone Weil donne une signification spéciale au mot “algèbre”, une signification qui ne se confond pas avec celle que le mot a en mathématique (tout en ayant des choses en commun selon Laurent Lafforgue, mais là je ne comprends pas ce qu’il veut dire) : elle rattache l’algèbre à l’automatisation industrielle et à l’argent, bref à tout ce qui à ses yeux possède un caractère destructeur dans la modernité. Elle s’en explique ainsi:

travail moderne : substitution du moyen à la fin
algèbre moderne : substitution du signe au signifié
machine : la méthode se trouve dans la chose, non dans l’esprit
algèbre : la méthode se trouve dans les signes, non dans l’esprit

Les deux autres coups de projecteur possèdent un lien entre eux et avec celui de l’algèbre, qui devrait plutôt être nommé “automatisation de la pensée”.
L’obéissance est celle des êtres mathématiques à Dieu dans la nécessité des vérités des théorèmes.

Cette nécessité, reliée à l’idée du Beau en prouvant que “ce n’est pas nous qui avons fabriqué la mathématique”, constitue l’analogue de la matière comme résistance à la pénétration (intellectuelle) en physique, un troisième coup de projecteur est alors nécessaire pour faire éclater le “scandale et la joie” de la liberté divine dans la nécessité : ce que Simone Weil nomme “contradiction”.
La contradiction ne désigne pas ce que la logique entend par ce mot (une proposition et sa négation sont toutes deux vraies) mais l’introduction de la liberté de Dieu dans le domaine de la nécessité. Simone Weil la décèle
notamment dans ces cas fréquents où l’on découvre plusieurs démonstrations indépendantes d’une même vérité, elle appelle cela “coïncidence”, car il n’y a pas de démonstration possible (selon elle) de la possibilité de ce genre de situation.

On pourrait peut être orienter cette pensée de la “contradiction” comme “logoi alogoi” , “vérité sans démonstration” , vers les “mystérieuses analogies de nombres” chez les Pythagoriciens dont elle parle ainsi (page 11), cela serait une marque de son opposition à Brunschvicg qui oppose acousmatiques (ancêtres des mystiques des nombres) et mathématiciens (préoccupés uniquement des “yeux de l’âme” que sont les démonstrations):

aux yeux des pythagoriciens, ce qui dans la mathématique échappe à la démonstration, c’est à dire les coïncidences, est fait de symboles de vérités concernant Dieu

et

l’harmonie au sens des pythagoriciens, est toujours mystérieuse. La pensée simultanée de ce qui se pense séparément”

La pensée ou plutôt vision simultanée est propre à Dieu, ce qui se pense séparément est propre à la pensée humaine.

Il est ici évident que cette “harmonie” renvoie à ce que nous avons caractérisé comme essence même de la mathématique : l’orientation vers l’unité par l’unification des connaissances.

Et je fais ici le choix, raisonné, de “contempler” cette harmonie dans les formes les plus récentes de la mathématique, à savoir l’unification par les foncteurs dans la théorie des catégories, plutôt que les mystérieux jeux de nombres pythagoriciens (ou kabbalistiques).

De surcroît les réflexions sur les théorèmes d’incomplétude de Gödel nous ont appris que l’absence de démonstrations est “relative” au système axiomatique utilisé : le célèbre théorème de Gödel implique que dans tout système axiomatique il existe des vérités indémontrables, mais cela ne sera plus vrai dans un autre système.

Je ne prétends nullement avoir “fait le tour” ici de la richesse des pensées de Simone Weil évoquées dans ces douze pages par Laurent Lafforgue, encore quelques exemples qui rappellent les “pensées” ressemblant à des gouffres de Louis Lambert à la fin du roman de Balzac :

les deux choses essentielles de la dialectique platonicienne : analogie et contradiction. Toutes deux sont des moyens de sortir du point de vue…

…le mensonge est la fuite de la pensée humaine devant une contradiction essentielle , irrémédiable. Tout ce qui force par la violence à regarder en face la contradiction est un remède au mensonge, remède toujours douloureux…

….si la contradiction est ce qui arrache, tire l’âme vers la lumière, la contemplation des principes premiers de la géométrie et des sciences connexes doit être une contemplation de leurs contradictions. Le bien seul est sans contradiction, mais éblouissant. L’esprit ne peut poser sa vue que sur la contradiction éclairée par le bien…

la mathématique seule nous fait éprouver les limites de notre intelligence. Ce qu’est la force à notre volonté l’épaisseur impénétrable des mathématiques l’est à notre intelligence. L’univers des signes est sans épaisseur et pourtant encore infiniment dur

Mais l’on pourrait tout aussi bien dire avec Brunschvicg, dont la pensée est “duale” de celle de Simone Weil comme le rationalisme supramystique est dans une position de dualité avec la mystique, que la mathématique éprouve, fortifie et vérifie le progrès et l’expansion de notre intelligence, qui mène au désintéressement absolu de l’Amour-αγαπη qui culmine dans l’idée de l’Un-Bien qui “éclaire” l’univers des idées (mathématiques) qui est le monde ou plan spirituel, le monde des idées de Brunschvicg et Platon.

Mais encore une fois, très peu a été dit ici par rapport à la richesse des vues de Simone Weil, qui a sans nul doute eu la possibilité de construire sa vision lors des discussons avec son frère le grand mathématiciens André Weil.

terminons par la “contradiction” (page 12) qui semble mettre à bas ce que nous avons expliqué plus haut à propos de notre “programme de travail”:

“la multitude des choses intéressantes qui ne parlent pas de Dieu…parlent en fait de Dieu”

qu’est ce que cela veut dire ?

tout simplement que si “Dieu” (dans le langage semblant religieux au sens traditionnel de Simone Weil) désigne le Bien au delà de l’être qui est l’idée de l’UN, alors la multitude qui “semble” en dehors de l’Un (sinon l’Un serait multiple)peut être “sauvée”, relevée (Aufhebung), rédimée par l’unification c’est à dire l’intégration (terme mathématique) dans l’Un, la “tunique sans coutures”.

C’est le “Parménide” de Platon et ses “tourniquets” qui selon Badiou nous offrent la voluipté de ne jamais pouvoir conclure, qui doit nous servir ici de lampe.

Simone Weil se sert d’une autre lampe qui est la Bible, et rapproche le scandale de cette “contradiction” de l’épisode du serpent d’airain dans le livre des Nombres (tiens tiens…les nombres….comme c’est bizarre):

“faut il en conclure que la multitude des choses intéressantes qui ne parlent pas de Dieu est un piège du démon?

non non, non, il faut conclure qu’elles parlent de Dieu

il est urgent aujourd’hui de le montrer

c’est en cela que consiste le devoir d’élever le serpent d’airain pour qu’il soit vu et que quiconque le regarde soit sauvé”

lorsqu’elle dit “urgent aujourd’hui” elle parle des années 40 à 42, de la guerre qui fait rage donc, mais d’une guerre qui ouvre la possibilité de perdition totale de l’humanité, qu’elle oppose au salut universel (“que quiconque le regarde soit sauvé”) qui est offert selon elle par la “contradiction” qui doit être “regardée en face”

Qu’est ce que cela veut dire ?

Laurent Lafforgue donne les références des deux passages bibliques qui permettent de comprendre l’allusion : Nombres , 21, 4-9 et Evangile de Jean, 3, 14-15, voici ces passages :

http://saintebible.com/numbers/21-9.htm

“Moïse donc fit un serpent d’airain, et le mit sur une perche; et il arrivait que quand quelque serpent avait mordu un homme, il regardait le serpent d’airain, et il était guéri.

et

http://www.info-bible.org/lsg/43.Jean.html#3

3.14Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l’homme soit élevé,3.15afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle.3.16Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle.”

Je vais dire maintenant comment j’interprète cela : encore une fois je ne prétends pas dire mieux que Simone Weil ce qu’elle pensait vraiment, ni rmettre en cause les conclusions merveilleuses de Laurent Lafforgue, qui j’invite les lecteurs à méditer régulièrement (c’est la dernière page, page 12, et surtout les dernières lignes) tant elles ouvrent des perspectives extraordinaires :

“la destination ultime de la mathématique, de la science et de toute connaissance en vue de la vie éternelle”

ça vole quand même un peu plus haut que la “Singularité techno-scientifique” des trans-humanistes américains ou leur “immortalité” nunuche conçu comme un prolongement indéfini de la vie (mais pour qui ? parce que si les 9 milliards d’êtres humains que comptera bientôt l’humanité deviennent tous immortels, y aura de sacrés embouteillages)…

un peu plus haut aussi que l’amour collaboratif de Jacques Attali….

Mon interprétation maintenant …ce sera bref :

Je commence par ajouter un troisième passage évangélique, tiré de Matthieu qui parle  de serpents mais aussi de colombes (symbole du Saint Esprit me semble t’il ?), de brebis et de loups :

http://saintebible.com/matthew/10-16.htm

Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes.”

les traductions varient , on trouve “rusés comme les serpents” à la place de “prudents” et “purs, inoocents” comme les colombes au lieu de “simples”

je donne aussi le texte grec, pour aider peut être à la compréhension :

http://ba.21.free.fr/ntgf/matthieu/matthieu_10_gf.html

“Ἰδού, ἐγὼ ἀποστέλλω ὑμᾶς ὡς πρόβατα ἐν μέσῳ λύκων: γίνεσθε οὖν φρόνιμοι ὡς οἱ ὄφεις, καὶ ἀκέραιοι ὡς αἱ περιστεραί.”

Le terme traduit par “simples, purs” est donc : ἀκέραιοι : sans mélange, pur, non mélangé, sans mélange de mal, libre d’artifice, innoncent

voir

http://www.topchretien.com/topbible/lexique-grec-hebreux/185/

et celui traduit par “prudents, rusés” est : φρόνιμοι, qui renvoie à φρονησις : action de penser, pensée, dessein, intelligence d’une chose, intelligence raisonnable, raison

Simone Weil parle dans un Cahier de raison naturelle et de raison surnaturelle (voir page 10 de l’article de Lafforgue) :

“ce qui est contradictoire pour la raison naturelle ne l’est pas pour la raison surnaturelle, mais celle ci ne dispose que du langage de l’autre. Néanmoins la logique de la raison surnaturelle est plus rigoureuse que celle de la raison naturelle. La mathématique nous donne une image de cette hiérarchie”

Il est alors tentant de rattacher φρόνιμοι = prudents, rusés, c’est à dire les serpents à cette raison naturelle, utilitaire, mondaine, et au plan vital, au monde, où l’on cherche à utiliset son intelligence pour réaliser des desseins.

Et ἀκέραιοι = purs, simples, sans mélanges, les colombes à l’intelligence unificatrice, appelée “surnaturelle” par Simone Weil tout simplement parce qu’elle appartient au plan spirituel, et qu’elle vise l’Idée de l’Un-Bien, qui est Simple, sans mélange (sans multiple) et sans artifice.

La colombe symbolisant le (Saint) Esprit) menant à l’Unité qui est Dieu.

Simone Weil dit aussi (voir page 6 de l’article de Lafforgue) :

Le nombre c’est le rapport spécifique de chaque chose avec Dieu, qui est l’unité. Le rapport universel c’est le Logos, la Sagesse divine, le Verbe divin, auquel l’univers est conforme par amour.

Dieu est médiation et en soi tout est médiation divine. Analogiquement pour la pensée humaine tout est rapport – logos. Le rapport est la médiation divine. La médiation divine est Dieu. “Tout est nombre” “

Le pythagorisme (“tout est nombre”) est ainsi identifié à l’Evangile (“Le Verbe est Dieu”).

Brunschvicg parle aussi de “religion du Verbe”, et de Sagesse identifiée au Fils, au Verbe, au Médiateur , dont il parle dans “Philosophie de l’esprit”, et  il voit en Galilée un exemple du Médiateur comme en tout homme se heurtant à l’autorité de la Tradition, de la lettre sans l’Esprit.

Cela est bien proche des versets 17 et suivants de l’Evangile de Jean 3:

Mettez-vous en garde contre les hommes ; car ils vous livreront aux tribunaux, et ils vous battront de verges dans leurs synagogues ;

vous serez menés, à cause de moi, devant des gouverneurs et devant des rois, pour servir de témoignage à eux et aux païens.

Mais, quand on vous livrera, ne vous inquiétez ni de la manière dont vous parlerez ni de ce que vous direz : ce que vous aurez à dire vous sera donné à l’heure même ;

car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous.

sauf que Brunschvicg, à la différence de Simone Weil, ne parle jamais du “Père”….

La “contradiction” de Simone Weil est donc celle du plan vital, du monde, et du plan spirituel, et elle se résume dans la Crucifixion c’est à dire dans le Symbole de la Croix : union de l’axe horizontal du “monde” et du temps biologique menant par opposition à la notion imaginaire et abstraite de la perpétuité, et de l’axe vertical de l’Esprit et du Temps spirituel se croisant avec le temps mondain au centre de la croix, qui est l’Instant, l’éclair fulgurant de la compréhension.

Cette opposition a été traduite par Chesterton en celle de la Sphère et de la Croix.

Le serpent se mordant la queue , symbole de “εν το παν” “Un est le Tout” , rappelle d’ailleurs le Cercle, symbole de la perfection du mouvement circulaire chez Aristote.

Mais j’ai déjà cité ce passage de Brunschvicg :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t1/ecrits_philosophiques_t1_intro.html

Et la même opposition, Orient et Occident pour parler un langage géographique, mais qui est aussi moyen âge et civilisation du point de vue historique, enfant et homme du point de vue pédagogique, a fait le fond de la littérature platonicienne. Quel est le rapport de la mythologie,fixée par le « Moyen âge homérique », à la dialectique issue des progrès de la mathématique ? Le problème s’est resserré sur le terrain de l’astronomie où devaient entrer en conflit, d’une façon décisive, le spiritualisme absolu de Platon et le réalisme d’Aristote. La valeur essentielle de la science, suivant Platon, est dans son pouvoir d’affranchissement à l’égard de l’imagination spatiale. Telle est la doctrine qui est au centre de la République. Selon le VIIe Livre, l’arithmétique et la géométrie ont une tout autre destinée que d’aider les marchands dans leur commerce ou les stratèges dans la manœuvre des armées ; elles élèvent l’âme au-dessus des choses périssables en lui faisant connaître ce qui est toujours ; elles l’obligent à porter en haut son regard, au lieu de l’abaisser, comme on le fait d’habitude, sur les choses d’ici-bas. Encore Platon n’emploie-t-il ces métaphores que pour avoir l’occasion d’insister sur leur sens métaphorique. Dans la considération de l’astronomie, enfin, la doctrine livre son secret, par l’antithèse qu’elle établit entre le réalisme de la matière et l’idéalisme de l’esprit, entre la valeur de la transcendance cosmique et la valeur de l’intériorité rationnelle. La dignité de l’astronomie n’est pas dans la supériorité locale de ses objets : « Tu crois donc que si quelqu’un distinguait quelque chose en considérant de bas en haut les ornements d’un plafond, il regarderait avec les yeux de l’âme et non avec les yeux du corps ?… Qu’on admire la beauté et l’ordre des astres dont le ciel est orné, rien de mieux ; mais, comme après tout ce sont des objets sensibles, je veux qu’on mette leurs objets bien au-dessous de la beauté véritable que produisent la vitesse et la lenteur réelles dans leurs rapports réciproques et dans les mouvements qu’ils communiquent aux astres, selon le vrai nombre et selon toutes leurs vraies figures. » Platon insiste encore d’une manière particulièrement significative dans le Phèdre : « Celui qui a le courage de parler de la vérité selon la vérité, doit chercher, à la fois un dehors du ciel et au delà de la poésie, ce qui existe sans aucune forme visible et palpable, objet de la seule intelligence par qui l’âme est gouvernée. »

Mais après Platon, ou du moins après Archimède, la spiritualité de la culture hellénique s’efface. L’animisme et l’artificialisme, qui caractérisent, selon les expressions de M. Piaget, la représentation du monde chez l’enfant, rentrent victorieusement en scène avec la métaphysique d’Aristote, incapable, pour parler avec M. Léon Robin, de « ménager de transition, sinon astrologique, entre l’intelligible et le sensible ». Dieu n’est plus ce qui est compris et aimé du dedans, tel l’Un-Bien de Platon ; c’est ce qui est imaginé en haut, c’est le moteur immobileauquel sont suspendues les âmes bienheureuses des astres ; l’ordonnance de la métaphysique aristotélicienne, de toutes les métaphysiques établies sur le modèle aristotélicien, implique une invention de créatures placées hiérarchiquement, c’est-à-dire situées topographiquement, au-dessus du monde sublunaire. La défaite de l’idéalisme platonicien sous les coups du réalisme aristotélicien engage la destinée de l’Europe pendant les vingt siècles qui vont s’écouler jusqu’à la renaissance cartésienne.

et les lignes qui suivent :

Une telle conclusion pourrait soulever quelques doutes : comme elle est capitale pour le problème que nous essayons de déterminer, on serait tenté de la rapporter à une sorte de construction rétrospective qui nous conduirait, par un procédé facile et fallacieux, là où nous avions pris le parti d’aboutir. Il est donc important d’invoquer ici des témoignages irrécusables. Or, l’écrivain qui a le plus fait au XIXe siècle pour exalter Aristote aux dépens de Platon, qui a célébré dans le cours de la spéculation aux premiers temps de l’ère chrétienne « l’avènement de l’Aristotélisme à la domination universelle », Félix Ravaisson, lui-même, a signalé l’intérêt pathétique d’une question posée par le représentant le plus autorisé de l’école péripatéticienne, par Théophraste : « Tandis que le philosophe (écrit-il en parlant d’Aristote), qui a reconnu dans la pensée le principe de tout le reste, préoccupé cependant d’une vénération superstitieuse pour le monde physique, voit encore dans le mouvement régulier des sphères célestes la plus haute forme de la vie, et n’hésite pas à mettre la condition des astres fort au-dessus de celle des humains, Théophraste se demande si le mouvement circulaire n’est pas au contraire d’une nature inférieure à celui de l’âme surtout au mouvement de la pensée, duquel naît ce désir où Aristote lui-même a cherché la source du mouvement du ciel. »

A la question précisée par ce fragment de Théophraste, qui sonne comme un adieu de l’Occident à lui-même, nous savons qu’il a fallu attendre plus de vingt siècles pour que Descartes y apporte enfin la réponse. Dans l’intervalle, l’éclipse des valeurs proprement et uniquement spirituelles sera complète dans la littérature européenne : la voie est libre aussi bien pour l’importation directe des divers cultes d’Égypte ou d’Asie que pour les fantaisies de synthèses entre le vocabulaire des Écoles philosophiques et la tradition des récits mythologiques.

C’est de Descartes que date le retour à la spiritualité pure par laquelle Platon avait mis en évidence le caractère de la civilisation occidentale : « Toutes les sciences (écrit-il dans la première des Règles pour la direction de l’esprit), ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, laquelle demeure toujours une et identique, tout en s’appliquant à divers sujets, sans se laisser différencier par eux, plus que la lumière du soleil par la variété des choses qu’elle éclaire. » Mais l’humanisme de la sagesse ne manifestera toute sa vertu dans la recherche de la vérité, que s’il a conquis, par une ascèse préalable, sa liberté totale à l’égard des préjugés de la conscience collective.”

La compréhension véritable de la “contradiction” de Simone Weil passe donc selon moi par ces lignes de Brunschvicg (ce qu’elle n’aurait pas admis, je le sais) : opposition entre l’idéalisme de l’esprit qui est celui de la science (sans opposer comme le fait Simone Weil une science grecque, une science classique et une science moderne) , ou intériorité rationnelle, et un réalisme de la matière et de la transcendance cosmique qui est celui d’Aristote.

Mais encore une fois, ce texte de Laurent Lafforgue est un trésor qui recèle de nombreux joyaux….