Category Archives: Relativité

Stefano Gogioso sur Arxiv #Time

https://arxiv.org/find/quant-ph/1/au:+Gogioso_S/0/1/0/all/0/1
Il est l’auteur de “Monadic dynamic” qui est commenté ici :

Dynamique monadique : le temps comme propriété universelle du changement

En revoyant le téléfilm ” A la recherche du temps perdu”

J’ai revu “A la recherche du temps perdu” de Nina Companeez il y a Quelques semaines un vendredi soir sur Arte:

http://www.arte.tv/guide/fr/042266-001/a-la-recherche-du-temps-perdu-1-2

C’est une bonne réalisatrice mais il est impossible d’adapter une telle œuvre au cinéma, exactement pour la même raison qu’il est impossible d’adapter “La montagne magique” : parce que ces deux œuvres écrites ont une durée “hermétique” qui leur est propre…mais peu importe..
Le temps perdu, c’est celui perdu à vivre pour vivre, c’est à dire pour les exigences du plan vital.
Ce qui donne le change dans la “Recherche”, tout comme d’ailleurs dans “La montagne magique” c’est que ces riches bourgeois ou aristocrates du “monde”, que ce monde soit celui de la France du temps de l’affaire Dreyfus jusqu’à la guerre ou celui du sanatorium de Davos de 1907 à 1914 semblent employer ce temps pour autre chose que pour “reproduire leur force de travail”, puisqu’ils ne travaillent pas, ou en tout cas pas à la façon des employés ou des salariés.
Mais le narrateur, dans la Recherche, fait cette découverte qui illumine les épisodes du “Temps retrouvé” et à travers eux tout le livre rétrospectivement, de la vacuité du temps simplement vécu, et face à cette vacuité, ou, pour parler comme l’Ecclesiste, de cette “vanité des vanités” et de cette “poursuite du vent” qu’est le monde (le plan vital), de l’urgence de l’œuvre à faire, et qui permettra aussi que tout ce “temps perdu” ne soit pas perdu…pour tout le monde, puisqu’il entrera comme matériau dans l’œuvre, à l’intention des lecteurs futurs.
Ceux qui vivent uniquement pour le plan vital, “vivre pour vivre”, laissent après eux des enfants, des générations nouvelles, c’est aussi le cas de ceux qui vivent, sincèrement ou pas, pour le plan spirituel s’ils prennent conscience qu’ils ont le devoir social de renouveler la population, mais ces derniers vivent d’abord et principalement pour l’universel, pour faire progresser toute l’humanité sur le plan des idées, et l’arracher aux superstitions ethniques se prétendant religieuses. C’est à la naissance d’une telle vocation pour laisser une œuvre que nous assistons dans le “Temps retrouvé”.
Mais ce qui constitue une sérieuse “limite” dans le “platonisme” feint ou réel de Proust, c’est que le narrateur découvre cette vocation non pas en rencontrant le monde des idées (ce qu’il aurait pu faire de par ses nombreuses lecture, ou son goût pour l’art) mais par le remémoration de sensations isolées du passé : le goût d’une madeleine, la sensation d’un pavé dans une cour…
Certes cette sorte d’illumination intérieure (qui le pousse à conclure que dans son être profond il est d’une certaine façon “hors du temps”) n’est pas immédiate, elle fait suite à de nombreuses réflexions et méditations, mais il reste que l’accès au “monde des idées” tel qu’il est compris ici ne peut être permis que par la découverte…d’une idée, pas d’une sensation!

Il est évident aussi (ce n’est pas moi qui l’ai découvert, je l’ai lu quelque part) que Proust est influencé par les théories d’Einstein, notamment quand dans les dernières lignes du “Temps retrouvé” il voit les “vieillards” comme perchés sur des “échasses” gigantesques d’où ils menacent toujours de tomber : allusion à la ligne d’univers de la Relativité où la dimension temporelle gigantersque fait paraître les trois autres dimensions (spatiales) bien ténues…seulement Proust dit lui même qu’il n’a pas accès à l’aspect mathématique de ces théories, aussi les comprend il de façon matérialiste…

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Temps_retrouv%C3%A9/III

Je me disais aussi : « Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état d’accomplir mon œuvre ? » La maladie qui, en me faisant, comme un rude directeur de conscience, mourir au monde, m’avait rendu service (car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé, il restera seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits), la maladie qui, après que la paresse m’avait protégé contre la facilité, allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces et, comme je l’avais remarqué depuis longtemps, au moment où j’avais cessé d’aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’était-elle pas une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j’avais encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que j’avais alors évoquée en apercevant François le Champi ? C’était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort lente de ma grand’mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s’était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l’avaient accompagné, j’avais entendu la porte s’ouvrir, sonner, se refermer. À ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette, qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l’écouter, je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l’instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté j’existais déjà et, depuis, pour que j’entendisse encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinuité, que je n’eusse pas un instant pris de repos, cessé d’exister, de penser, d’avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi. C’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre. Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs — si indifférents, si pâlis — sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus.

J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi.

La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années.

Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n’y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s’empressent les jeunes séminaristes, et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombent. Je m’effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi ! Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps.”